Pier Paolo Pasolini
Manifeste pour un nouveau théâtre, 1966, extraits
30) Pour que cette convention linguistique théâtrale fondée sur une convention phonétique réelle (l’italien des 60 millions d’exceptions phonétiques) ne devienne pas une nouvelle académie, il suffit : a) d’avoir continuellement conscience du problème ; b) de rester fidèle au principe du théâtre de Parole : c’est-à-dire à un théâtre qui soit tout d’abord débat, échange d’idées, lutte littéraire et politique, au niveau le plus démocratique et rationnel possible : donc à un théâtre attentif surtout au signifié et au sens, et qui exclut tout formalisme, ce qui, au niveau oral, signifie exclure complaisance et esthétisme phonétique.
31) Tout cela exige la fondation d’une vraie école de rééducation linguistique, qui pose les bases du jeu (récitation) du théâtre de Parole : un jeu dont l’objet direct ne soit pas la langue, mais le signifié des mots et le sens de l’œuvre.
Un effort total, en même temps d’acmé critique et de sincérité, qui comporte une révision complète de l’idée que l’acteur se fait de lui-même.
(…)
(L’acteur du Théâtre de Parole)
35) Il sera donc nécessaire que l’acteur du « théâtre de Parole », en tant qu’acteur, change de nature : il ne devra plus se sentir, physiquement, porteur d’un verbe qui transforme la culture en une idée sacralisée du théâtre ; il devra simplement être un homme de culture. Il ne devra donc plus fonder son habileté sur sa personnalité fascinatrice (théâtre bourgeois) ou bien sur une espèce de puissance hystérique et médiumnique (théâtre anti-bourgeois), en exploitant avec démagogie le désir de spectacle du spectateur (théâtre bourgeois) ou bien en trompant la confiance du spectateur en l’obligeant implicitement à participer à un rite sacré (théâtre anti-bourgeois). L’acteur devra plutôt fonder son habileté sur sa capacité à comprendre vraiment le texte. Autrement dit, à ne pas se faire un interprète porteur d’un grand message (le Théâtre !) qui dépasse le texte : mais se faire le véhicule vivant du texte lui-même.
Il devra rendre sa pensée transparente : et il sera meilleur d’autant plus qu’en l’entendant dire le texte, le spectateur comprendra que l’acteur, lui, a compris.
L’inédit de New-York, 1969, extrait
Pour moi, le théâtre a surgi de manière absolument irrationnelle et intuitive. J’étais malade, pendant un mois je n’ai rien pu écrire. J’étais au lit. À peine ai-je repris mon stylo que j’ai commencé à écrire des tragédies en vers. J’en ai écrit six. Tout ça est bien curieux… (…)
Mais vous devez savoir combien j’ai haï le théâtre en Italie, parce que le théâtre en Italie est exécrable, pour des raisons objectives et historiques : les Italiens n’ont pas une langue commune ; chaque Italien a sa propre langue orale, qu’il n’écrit pas. On partage une langue écrite, mais il n’y a pas de langue orale commune. Les acteurs, pour pouvoir jouer dans toutes les régions, devaient adopter un italien artificiel qui n’existe pas, un artifice qui dénaturait tout ce qu’ils disaient. Voilà la raison pour laquelle j’ai toujours détesté le théâtre en Italie. (…)
Je suis arrivé au théâtre, disons-le ainsi, intuitivement. Puis naturellement s’en est suivie une réflexion critique, et voilà ce que j’ai compris : dans le fond ce qui m’a fait aller vers le théâtre, c’est que par nature, par définition, il ne pourra jamais devenir un média de masse. On ne peut pas reproduire le théâtre. On ne peut ni le reproduire, ni en faire des séries. La littérature, en Italie, comme dans d’autres pays plus modernes encore, est déjà menacée par l’industrie culturelle et la société de consommation. Le cinéma est menacé au moins de la même façon. (…) Le théâtre échappe à tout ça ; quel que soit le nombre de spectateurs qui assistent à une représentation théâtrale, il n’aura jamais aucune mesure avec ce qu’on désigne par «masse». C’est tout au plus un public en chair et en os de quelques centaines de milliers de personnes, prise une par une, face à des acteurs de chair et d’os, eux aussi…
Donc, choisir le théâtre, parce que ça ne sera jamais un phénomène de masse rend parfaitement compte de mon travail. Je pourrais dire la même chose de la poésie. La poésie que je suis en train d’écrire est une poésie désagréable, déplaisante, une poésie difficilement consommable, dans tous les sens du mot.
Je sais que la poésie n’est pas un produit de consommation ; je vois bien ce qu’il y a de rhétorique à dire que même les livres de poésie sont des produits de consommation, parce que la poésie au contraire échappe à cette consommation. Les sociologues se trompent sur ce point, il leur faudra le reconnaître. Ils pensent que le système avale et assimile tout. C’est faux, il y a des choses que le système ne peut ni assimiler, ni digérer. Une de ces choses, je le dis avec force, est la poésie. On peut lire des milliers de fois le même livre de poésie, on ne le consomme pas. Le livre peut devenir un produit de consommation, l’édition aussi ; la poésie, non.
Donc, et pour finir, je sais que la poésie est, par essence, inconsommable, mais, pour ma part, je veux qu’elle le soit le moins possible dans la vie de tous les jours. Il en va de même pour le cinéma : je ferai un cinéma toujours plus difficile, plus âpre, plus complexe, plus provocant, peut-être, afin qu’il échappe à la consommation, justement comme le théâtre qui y échappera toujours, ce qui sauvera le texte.
Qui je suis, 1966, extrait
Je ne te dirai pas, ami, ce que, en chants et épisodes et chœurs au lieu de fondus j’écrirai sur le silence de Pylade qui deviendra révolte et trahison contre l’ami d’adolescence au membre érigé Oreste, le prince socialiste et la dégénérescence de certaines Furies purifiées et retirées sur les monts joyeux dans le ciel et dans le ciel perdues,le retour de ces Furies revenues au vieil état dans la ville délivrée, avec elles de la monarchie la régression d’Électre elle, fille qui aima son père Roi et maintenant est fasciste comme on est fasciste dans le sombre regret d’origines fautives la fuite de Pylade dans les monts des Furies devenues Euménides les déesses des partisans et de l’amour soudain qui lie au partisan un autre partisan la préparation de la lutte et le retour à la tête d’une armée irrégulière-la mystérieuse armée des montagnes l’alliance entre Electre fasciste et Oreste libérale partisan de réformes dans la ville devenue opulente l’intervention d’Athéna qui protège Electre et Oreste enfants de la Raison et les unit, faisant taire le hurlement des Furies antiques qui errent dans la nouvelle ville l’incertitude de Pylade devant la ville enrichie qui n’a plus besoin de lui sa rencontre la nuit de la veille de la bataille avec son vieil ami d’adolescence resté jeune beau comme au temps de leurs premières amours quand les femmes leur étaient inconnues et leur abandon à des discours sur l’amour et l’âme qui n’ont rien à voir avec la réalité présente et qui les réunit et, enfin, la solitude de Pylade à la fin de la nuit qui, avant l’aube devra bien prendre une décision.
Pétrole, note 31, extrait, 1973 (inachevé)
Dans ce récit – là-dessus je dois être brutalement explicite – la psychologie est remplacée massivement par l’idéologie. Le lecteur, par conséquent, ne doit pas se faire d’illusion : il ne tombera jamais sur ces personnages qui mystérieusement se développent et évoluent, en se révélant aux autres protagonistes et au lecteur, à mesure que les événements – dont ils sont la cause ou par lesquels ils sont mis en cause – les contraignent à une cohérence dramatique. (…) Dans la psychologie il y a toujours quelque chose d’autre et quelque chose de plus que la psychologie. De même que dans la figure sociale il y a quelque chose d’autre et quelque chose de plus que la figure sociale. Qu’on prête bien attention au fait que je n’aie pas dit ‘en dehors’ ou ‘au-dessus’ de la psychologie ou de la figure sociale, mais en elles-mêmes. (…) La connaissance de l’esprit humain est quelque chose de plus que la connaissance sociale. Qu’est-ce que l’esprit humain? (…) C’est une présence ; une réalité ; voilà tout. Il plane à travers l’individu auquel il appartient, et sur lui, comme un double monumental et en même temps insaisissable. Cette ‘figure planante’ (qui d’une façon ou d’une autre, si mystérieuse fût-elle, est elle aussi physique) ne se trouve que là où elle peut se trouver. Elle a la propriété des corps. Je ne ferai donc jamais, dans mon récit, de la psychologie ; mais ma connaissance de l’esprit humain m’empêchera certainement de mettre la psychologie au service de l’idéologie de manière erronée. C’est-à-dire que chaque personnage, j’en suis sûr, ‘sera’ et ‘agira’ comme il ne peut qu’ ‘être’ et ‘agir’ selon les déductions mêmes de la plus classique des psychologies : aucun ne sera déplacé, le lecteur peut en être certain.